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Etonnantes coïncidences

Publié le par si-peu-de-nous.over-blog.com

Quand j’ai pris le livre -Dora Bruder- pour le trajet en train du retour, j’ai senti la délectation de la mise en abîme, d’un brouillage dans le temps, du côté agréable et mystérieux que procurent les coïncidences . Le matin même, dans le froid vif et ensoleillé qui enveloppait la capitale, j’avais eu envie de marcher entre le XII ème  et XI ème arrondissements .  Ce dimanche matin  tôt, chacun se blottissait dans les immeubles cossus et particulièrement bien chauffés des larges avenues de Bel Air et Fabre d'Eglantine. Doigts et oreilles  engourdis, je me suis attardée  face à l'hôpital Rothschild puis devant la chapelle Notre-Dame -de la Paix et sa fosse commune dans laquelle ont été jetés en grand nombre des victimes de la Terreur exécutés sur la  Place du Trône. Un saut dans le temps et dépassée la gare de Reuilly, je lisais les plaques commémoratives – souvenir des rafles d’enfants pendant la collaboration. J'ai terminé ma balade dans le temps devant le gymnase Japy, centre de rassemblement et d'internement des prisonniers de cette effroyable époque.

L’après-midi, aux Archives Nationales, je m’absorbais dans ce monde funèbre et sans consciencede la collaboration : carnets de consignation des Juifs,affiches et discours haineux, lettres de dénonciation, comptes-rendus d’interrogatoires, persécutions et tortures et surtout évidences photographiques d’entente cordiale entre politiques, journalistes, artistes et écrivains collaborationnistes  et autorités policières allemandes.

 Je suis  maintenant dans le train et dès la première page Patrick Modiano me ramène exactement sur mes pas du matin, mêmes rues, mêmes numéros, mêmes arrêts, même mémoire, même pause sur le nom d'André Chénier !

Je suis incroyablement étonnée et ravie qu'un livre m'embarque exactement là où j'ai choisi d'embarquer mais m'emmène beaucoup plus loin!

 

Etonnantes coïncidences

"D’hier à aujourd’hui. Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre

Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers- le mot « don » n’étant pas le terme exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier ; les efforts d’imagination, le besoin de fixer son esprit sur les points de détail- cela de manière obsessionnelle-pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à sa paresse…J’avais lu son nom, Bruder Dora, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Cet après-midi là, sans savoir pourquoi, j’avais l’impression de marcher sur les traces de quelqu’un.

Il faudrait savoir s’il faisait beau ce 14 décembre, jour de la fugue de Dora. Peut-être l’un de ces dimanches doux et ensoleillés d’hiver où vous éprouvez un sentiment de vacance et d’éternité- le sentiment illusoire que le cours du temps est suspendu, et qu’il suffit de se laisser glisser par cette brèche pour échapper à l’étau qui va se refermer sur vous.

A partir de l’été 42, la zone qui entourait le Saint-Cœur de Marie est devenue particulièrement dangereuse. Les rafles se sont succédé pendant deux ans, à l’hôpital Rothschild, à l’orphelinat du même nom, rue Lamblardie, à l’hospice du 76 rue de Picpus, là où était employé et domicilié ce Gapard Meyer qui avait signé l’acte de naissance de Dora. L’hôpital Rothschild était une souricière où l’on envoyait les malades du camp de Drancy. Des enfants, des adolescents de l’âge de Dora ont été arrêtés, en grand nombre, à l’orphelinat Rothschild où ils se cachaient, rue Lamblardie, la première rue à droite après la rue de la Gare-de- Reuilly.

....D’autres comme lui, juste avant ma naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que de petits chagrins.

Je m’en étais déjà aperçu vers dix-huit ans, lors de ce trajet en panier à salade avec mon père- trajet qui n’était que la répétition inoffensive et la parodie d’autres trajets, dans les mêmes véhicules et vers les mêmes commissariats de police- mais d’où l’on ne revenait jamais à pied, chez soi, comme je l’avais fait ce jour là. "

Patrick Modiano

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