Absalon, Absalon...Deep South
Sur la guerre de sécession ..l'évocation est... hallucinante... mais la guerre dans l'âme des personnages est bien plus dévastatrice et survit au grand massacre...
...vous êtes condamnés à lire Faulkner..le reste n'est que turpitude où se complait l'âme qui n'a rien vu.
Qui peut encore écrire le tréfond après Faulkner? Lorsque la guerre devient le baume espéré à des souffrances individuelles ravageuses? Comment a-t-il su trouver des mots pour dire l'inextricable toile d'araignée et l'araignée elle-même dans l'existence de ses proches?
Je ne vous conseillerai de lire Absalon, Absalon que si vous avez un grand verre d'antidote à côté de vous et que vous avez encore la force de tendre le bras et de trinquer aux miracles de la vie.
On s'aperçoit que l'on n'a envie de rien sinon de ce sorbet..que ce sorbet est là pour qu'on le prenne.Non pas simplement pour que n'importe qui le prenne mais pour que vous le preniez, vous, sachant rien qu'en regardant cette coupe qu'elle serait comme une fleur qui aurait des épines pour toute main qui tenterait de la saisir excepté la vôtre.
Car on ne peut pas avoir raison d'elles; on ne peut que fuir ( et grâce à Dieu, on peut fuir, on peut échapper à ce magma de solidarité épais de cinq pieds et grouillant comme un fromage véreux, qui recouvre la terre et dans lequel hommes et femmes en couples sont rangés et serrés comme des quilles; grâces soient rendues aux dieux quels qu'ils soient pour cette cheville masculine lisse et effilée et apte à se mouvoir, alerte et adéquate, là où ce magasin à cartouches qu'est un bassin de femmes la maintient solidement..
Et qui peut dire si ce n'était pas, peut-être, la possibilité de l'inceste, car qui ( s'il n'a pas une soeur: je ne sais rien des autres) a jamais été amoureux sans découvrir ce que le contact charnel a de vain et fugitif; qui n'a pas dû se rendre compte, que, quand le bref tout est accompli, il faut battre en retraite, et laisser à la fois amour et plaisir, ramasser ses propres saletés et détritus- les chapeaux, les pantalons, les chaussures qu'on traine à travers le monde- et battre en retraite puisque les dieux pardonnent et pratiquent ces choses là et l'accouplement mystérieux et infini flottant indifférent au-dessus de l'instant qui entrave et tourmente, car le n'était pas, est, était n'est la gratification que des éléphants et des baleines énormes et futiles; mais peut-être que s'il y avait aussi péché, il ne nous serait pas permis de nous évader, nous désaccoupler et nous en retourner.
Alors, il va peut-être l'écrire. Il n'aurait qu'à écrire "Je suis ton père. Brûle ceci et je le ferais. Ou sinon une feuille , un bout de papier avec ce seul mot "Charles" écrit de sa main."
" -Le Sud. Le Sud. Bon dieu. Pas étonnant que vous tous là-bas vous vous surviviez à vous-mêmes pendant des années et des années...
-Je suis plus vieux à vingt ans que bien des gens qui sont morts, dit Quentin.
-Pourquoi est-ce que tu hais le Sud?
- Je ne le hais pas, dit-il. Je ne le hais pas pensa-t-il. Non. Non! Je ne le hais pas! Je ne le hais pas!
Faulkner
Frédéric Boyer, : «une vieille demoiselle, Rosa Coldfield, impose à un jeune étudiant, Quentin Compson, le récit plein de ressentiment et d’effroi de l’apparition d’un nommé Sutpen, affublé du sombre sobriquet le démon, en 1833, escorté d’une horde d’esclaves fidèles et violents, dans une petite ville du Sud. Il y fonde un domaine, se marie et a deux enfants, Henry et Judith. La guerre éclate dans les années 60 en même temps que le drame familial et incestueux. Henry a rencontré à l’Université le premier fils bâtard de son père : Charles Bon, un métis qui décide de se fiancer avec sa propre demi-sœur, Judith. Très vite les conteurs se passent le relais du récit, de génération en génération. Quentin est le petit-fils du général Compson, ami de Sutpen. Il donne la version des faits qu’il a pu entendre ou recueillir, ou imaginer et reconstruire à partir de ce qu’il sait de son grand-père. Pour mener ce travail d’investigation et d’imagination, il lui faut un partenaire de récit. C’est son compagnon de chambrée à l’Université, Shreve Mac Cannon, qui ne connaît rien de cette vieille histoire sudiste. Mais lui aussi peut aider»,
et Stalker blog : "Thomas Sutpen, l’initiateur, le démon qui est à l’origine de la lignée maudite, le foyer intense du Mal. Car, s’il est certain que Faulkner nous conte,
parallèlement à, ou plutôt chevillée au déroulement de l’histoire de la famille Sutpen, la tragédie de la guerre de Sécession, il est faux de penser que la grande Histoire gommerait les menus
faits de la petite. C’est même tout le contraire qui se produit, puisque, en choisissant Thomas Sutpen le mystérieux, le sombre, le brave, le mauvais, le père d’une lignée de maudits, Faulkner
opère une véritable incarnation de l’Histoire, et donne un visage au Mal qui n’en a jamais : Thomas Sutpen, justement. Celui-ci est le scandale, la pierre d’achoppement, l’incompréhensible pantin
livré un temps à la puissance du Néant. Ainsi, aux yeux de cette vieille fille qu’est Miss Rosa Coldfield, prendre la parole et raconter ce qu’elle doit raconter à Quentin, ... Écoutons la voix
scandalisée de la vieille femme dire qu’une « certaine parcelle de boue en putréfaction est entrée dans ma vie, a prononcé ce que je n’avais encore jamais entendu dire et n’entendrai plus jamais,
puis elle en est sortie; ce fut tout ». C’est tout, oui, et cette faute initiale pourtant va germer et se reproduire, selon des lois qu’il ne nous est pas donné de connaître : est-ce que le coin
de cette Amérique profonde dont nous parle le romancier a été décidément et définitivement oublié de Dieu ? Est-ce que Sutpen, selon l’avis de Miss Coldfield, est véritablement un démon incarné ?
Est-ce que toute la tragédie obéit à un ordre initiateur de rédemption à venir, abominable et scandaleux parce qu’il exige, pour accomplir celle-ci, qu’il y ait souffrance et incompréhension
outrée au préalable ? Est-ce encore, plus obscurément, admettre que doit se déchaîner le Mal, que doit être fécondée la semence de dragon de Thomas Sutpen pour que la parole, en tuant ce germe –
non pas de manière irréfléchie et abrupte, en portant un jugement sur et en le condamnant, mais simplement en se réalisant, en proférant sa vérité –, offre aux narrateurs de la sordide histoire
une chance de salut ?
Car ce salut, impérativement il faut le trouver, hic et nunc, ...C’est la parole et, plus que celle-ci, c'est sa transmission effective, de bouche à oreille, de bouche en
bouche, de chair en chair outragée et d'esprit en esprit interloqué, désireux de comprendre.
C’est bien la voix seule qui redonne vie aux antiques fantômes d’une tragédie qui, si elle n’est point banale, n’a rien de très exceptionnel, au moins dans l’univers de Faulkner, éclaboussé par
de terribles éclairs qui nous suggèrent, par l'imprévisible éclat de leur puissance, la trouée noire, profonde et inexplorée jusqu’alors de morbides déchirures — ouvertes sur quoi ? L'écriture en
tout cas n'est pas là pour nous le dire ou nous le révéler. L'orage du Mal, comme le dit Bataille, doit rester dans l'imprécision nécessaire de l'éphémère révélation. Mais la parole, quoi qu'il
en soit, est bien (ou bien se doit de l'être à tout prix) l’une de ces ouvertures, comme une déchirure superbe de précision qui cisèle et cisaille les pans obscurs du Mal jadis commis,
un jour perpétré, depuis embastillé dans son cachot de mutisme. Déchirure qui ouvre les replis sonores et tout bruissant de paroles passées .... Parole qui jamais ne se contente de constater
qu’il y a eu, là, faute et scandale intolérable, mais qui toujours tente d’expliquer, de comprendre si elle ne peut pardonner.
La parole blessée, fragile, inquiète, mortelle comme les hommes et les femmes, soumise irrémédiablement à la plus petite saute d’humeur des dieux cruels, et pourtant elle seule permanente, elle
seule immortelle, elle seule initiatrice, survivant à la chair des hommes et des femmes qui la maniaient avec délice ou évitaient par ignorance crasse de trop s'en servir, créatrice de l’humanité
et de cette folie qui nous pousse invinciblement à aller à la rencontre de l’Autre, à sauver Caïn et, si ce n’est à le sauver — car nous ne sommes pas son juge —, à tenter de le comprendre.
Ainsi, les demi-frères que sont Charles Bon et Henry Sutpen peut-être ne se sont-ils déchirés que parce qu’ils n’ont su ou pu échanger une seule parole qui n'ait point été d’égoïsme et de colère.