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Ce que l'on sait mal

Publié le par si-peu-de-nous.over-blog.com

Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas


Cet ouvrage est le fruit d'un travail d'enquête dans lequel, pendant six mois, Florence Aubenas s'est totalement investie pour « vivre la vie » des plus démunis, ceux et surtout celles qui galèrent de petits boulots en petits boulots, travail précaire comme femmes de ménage, travail à temps partiel qui ne permet même pas d'en vivre.

Au départ de ce livre, il y a cette question qui taraude Florence Aubenas : comment définir et préciser l’impact de la crise économique sur la vie quotidienne des plus défavorisés, ceux que la vie n’a pas gâtés, qui ont souvent connu petits boulots et chômage. Elle veut comprendre les mécanismes de ce type d'exclusion sociale et ce que signifie vraiment le mot « crise » pour cette population. Et témoigner.

Pendant plusieurs mois, elle va jouer le jeu : entrer dans la peau d’une femme d’une quarantaine d’années, sans formation, sans expérience professionnelle, à la fois femme de ménage et bouche-trous, qui finit par devenir « transparente ».

Elle choisit finalement Caen, ville moyenne a priori sans difficultés particulières, où elle n’a aucune attache, pour chercher un travail, affronter les limites et les incohérences du système socio-économique, un Pôle emploi dépassé par l’ampleur de ses missions, le cynisme des officines de placement. Tout au long de son récit, elle va rencontrer des gens centrés sur l'idée de survivre, au jour le jour, sans savoir de quoi sera fait demain ; elle va aussi dresser de beaux portraits de femmes, dépassées ou transcendées par leur condition.

 

"Tout a duré moins de trois minutes: c'est le temps imparti pour cete tâche.

Mauricette se rue hors du cabinet de toilette. Dans la cabine, elle époussette tout ce qui peut l'être, fait briller les miroirs, ramasse les papiers( trente secondes). Dans le même temps et le même espace, s'agitent au moins deux autres employées, qui changent les draps des couchettes ( on dit " faire les bannettes") et passent l'aspirateur ( on dit " être d'aspi"). Tous réussissent à s'éviter, les bras et les jambes se croisent au millimètre près, le drap s'envole au ras des têtes sans les frôler, à un rythme parfait, que la frénésie déployée par chacun dans sa tâche et l'étroitesse des lieux rendent particulièrement spectaculaire.

Elle a tout posé devant elle, le vinaigre blanc, le détergent bio, le tampon jex, le liquide vaisselle, le désinfectant toilette, les balais, les serpillères,, les torchons, le chiffon en jersey et un tas d'autres choses que j'oublie. Tranquille elle sort son paquet de cigarettes sous la pluie d'un geste ample. Un des dragons passe à byciclette et crie, sans arrêter de pédaler:" le rouleau de papier hygiénique qui a roulé devant la porte, c'est normal?" Françoise ne tressaille pas, elle garde les yeux fixés sur un troupeau de nuages qui filent à toute vitesse le long de la ligne d'horizon.Elle annonce:" Je m'en fume une, allez!"Et comme si elle était au paradis, l'éternité devant elle, elle souffle, au-dessus de sa tête, une volute avec un courage que nous lui envierons à jamais.

Marilou a mal aux dents, elle a toujours eu mal aux dents.Dans ces cas-là, le dentiste lui semble la plus périlleuse des solutions. Elle attend que toutes ses dents soient pourries pour les faire arracher à l'hôpital, d'un coup, sous anesthésie générale,...on mange de la purée pendant un mois, puis on commande un appareil intégral, que la Sécurité sociale rembourse.On est tranquille pour la vie.

Victoria et Fanfan avaient créé la section des précaires qui devait réunir la masse  montante des travailleurs aux emplois éclatés, les employés d'hypermarché, les intérimaires, les femmes de ménage ou les sous-traitants. Le syndicalisme n'était pas une affaire facile dans ce monde d'hommes organisé autour de grosses sections, les métallos, les chantiers navals, les PTT,. Pour parler d'eux-mêmes, ils proclamaient:" Nous, on est les bastions". Un des pires moments , à la section des précaires, était la rédaction des tracts. Les filles commençaient à s'y mettre, puis au bout d'un moment un permanent du syndicat venait et lançait:" Alors, c'est pas encore terminé? Je vais le faire pour vous."

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